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Décoration de Rosa Bonheur : un décret spécial et une impératrice à domicile

Rosa Bonheur (1822-1899), première femme artiste peintre à être décorée, le raconte elle-même - extrait ci-dessous - dans son autobiographie (Rosa BONHEUR et Anna KLUMPKE, Souvenirs de ma vie. Editions Phébus), dont je vous recommande vivement la lecture.

La remise de l’insigne eut lieu le 10 juin 1865 au château de By (près de Fontainebleau), résidence et atelier de l’artiste. Vingt-sept ans plus tard, en 1894, elle fut reçue à l’Elysée par le Président Carnot, à la suite de sa nomination comme officier de la Légion d’honneur. Elle l’évoque aussi dans ses mémoires ainsi que son admiration pour le président Sadi Carnot.

Bonne lecture,
Claudine Renou-Fages

« Aussi bien, quel que soit le souvenir que je garde de la visite de l’impératrice et de ma réception à Fontainebleau, vous ne serez pas surprise que le jour où elle est revenue m’apporter la croix de la Légion d’honneur ait marqué une date capitale dans ma vie.
A ce moment-là, l’empereur revenait d’un voyage en Algérie, durant lequel l’impératrice avait exercé la régence. Il y avait un an, presque jour pour jour, que Sa Majesté avait visité mon atelier, quand un après-midi, c’était le 10 juin – alors que je savais seulement par les journaux qu’elle était venue jusqu’à Fontainebleau pour y attendre l’empereur – voici qu’elle arriva ici, sans être davantage attendue que l’année précédente. Ce fut la même surprise et le même émoi. J’étais dans le jardin, et j’eus tout juste le temps de rentrer et de dissimuler mes vêtements masculins (Ndlr : ses habits de peintre très tôt adoptés par elle).
- Mademoiselle, me dit-elle, je vous apporte un bijou de la part de l’empereur. Sa Majesté m’a autorisée à vous annoncer votre nomination de chevalier dans l’ordre impérial de la Légion d’honneur.
Disant ces mots, elle ouvrit un écrin qu’elle tenait à la main et en sortit une croix d’or, pendant que, tout émue, je mettais un genou à terre. Mais il manquait une épingle. Sa Majesté se pencha sur sa table de travail pour en chercher une. Un officier la tira de peine, et l’impératrice put fixer à ma poitrine le ruban rouge auquel pendait la glorieuse étoile. Elle m’aida ensuite à me relever et m’embrassa en disant :
- Enfin, vous voilà chevalier. Je suis tout heureuse d’être la marraine de la première femme artiste qui reçoive cette haute distinction. J’ai voulu que le dernier acte de ma régence fût consacré à montrer qu’à mes yeux le génie n’a pas de sexe. Pour marquer l’importance que j’attache à ce grand acte de justice, je ne veux pas que vous fassiez partie de ce qu’on appelle une « fournée » : votre nomination paraîtra avec un retard d’un jour, mais vous serez l’objet d’un décret-spécial, qui sera mis en tête du Moniteur.
- Mademoiselle, si je pouvais disposer aujourd’hui de mon temps, me dit-elle bientôt avec une suprême bonté, je passerais de longues heures à examiner vos œuvres, mais des devoirs impérieux m’appellent à Fontainebleau, où mon fils est déjà arrivé. Nous attendons un télégramme de l’empereur qui désire que sa femme et son fils soient à ses côtés ce soir, au moment de son entrée dans sa capitale, à son retour d’Alger.

En cet instant où j’ai la satisfaction de vous décorer, Sa Majesté est dans sa bonne ville de Lyon, et le préfet du Rhône lui présente les personnes distinguées que le conseil des ministres a jugées dignes de cet honneur.

La souveraine ne leva pour se retirer et je restai confondue de l’honneur qui venait de m’être fait. »